samedi 4 avril 2015

Vers l'autogestion générale : pratique ouvrière contre misère idéologique


Nous avions déjà évoqué ici la confusion idéologique entretenue par une partie des militants altermondialistes quant à la nature de l'autogestion, posant comme une fin en soi la gestion directe des entreprises par les travailleurs au sein du monde marchand (tempéré par un esprit de responsabilité venu d'on ne sait où, et censé régler tous les problèmes sociaux).
Cette misère idéologique constante du réformisme altermondialiste trouve son porte-parole infatigable en la personne de Richard Neuville, qui réussit inlassablement l'exploit renouvelé de faire passer des coopératives marchandes ou tout autre forme de cogestion travailleurs/marché/Etat pour de l'autogestion. La question de l'acte éducatif-embryonnaire de l'entreprise récupérée (on peut gérer une entreprise aujourd'hui donc le monde et la production demain et de ce fait abolir l'entreprise) ne doit bien sûr pas être esquivée, mais ne doit pas être fétichisée non plus.
En tant que travailleurs (des industries privées, des compagnies publiques, de l'administration) la conscience que nous avons de la tâche à accomplir est double. D'une part il faut poser une ligne d'horizon comme solution à la faillite destructrice du capitalisme, d'autre part le réel se rappelle à nous constamment afin de trouver une solution à court terme afin d'organiser notre propre survie -en tant que classe- au sein de l'entreprise-caserne et de sa logique marchande-mortifère. Articuler des formes sociales de récupération d'entreprise, opératoires car dépassables qualitativement dans une perspective révolutionnaire, avec une nécessité immédiate pour organiser la survie sociale est une chose, la figer comme une fin en soi en est une autre.
Lorsque la critique sous-réformiste reprend à son compte les fétiches de l'économie marchande et les fige comme une fin en soi, en donnant pour seul objectif une forme d'appropriation (nous affirmons pour notre part que l'usage social -révolutionnaire- ne peut s'accomoder d'aucune forme d'appropriation fut-elle "collective") comme solution à l'exploitation, elle exprime avant tout une position d'intellectuels pour laquelle pragmatisme, possible et rupture, assemblage confus, ne forment plus qu'un bloc opposé à la clarté de l'objectif émancipateur.

Dans son article du 9 mars 2015, Des lignes de bus à des « tarifs populaires » autogérées par les chauffeurs,  publié sur le site Basta (auparavant sur le site asso.autogestion), Richard Neuville nous offre alors sa conception de la subversion. Non pas que l'expérience de cette compagnie d'autobus récupérée par ses travailleurs est inintéressante -bien au contraire- mais M. Neuville choisit certains aspects de la récupération sociale à surdéterminer. Et en définitive comme nous le verrons M. Neuville sauve l'essentiel, la valeur d'échange.
C’est l’une des rares coopératives de transports collectifs : en Uruguay, des chauffeurs de bus ont récupéré leur société d’autocars urbains, abandonnée par leurs patrons. Et ça fonctionne ! Des profits sont générés, des emplois sont créés, et les salaires augmentés.
Il est ainsi de certains auteurs qu'ils insistent à montrer les limites de leur raisonnement dès l'introduction à leurs théories. M. Neuville n'échappe pas à cette catégorie en brandissant l'arme (à double tranchant, il le sait bien) de la rentabilité comme preuve de la légitimité de l'appropriation ouvrière du capital de l'entreprise. De nombreux exemples récents démontrent qu'il s'agit là d'un terrain bien glissant à court ou moyen terme pour cette forme d'appropriation sociale mais de surcroît il insiste sur sa viabilité ("Et ça fonctionne !") en énumérant la réussite des mirages du monde marchand. Extorsion de la plus-value afin d'être compétitif sur le marché ("des profits sont générés"), élargissement du marché du travail ("des emplois sont créés") et cerise sur le gâteau-fétichiste, la vente du travail-marchandise se porte bien également puisque les salaires sont augmentés ! Soit. Tant mieux si à terme les travailleurs de l'ABC coop organisent leur survie sociale en prenant en compte un certains nombres de paramètres qui rend celle-ci opératoire dans le réel marchand. Mais on attendrait d'un théoricien de l'émancipation sociale qu'il s'abstienne de faire de la nécessité immédiate une voie vers la transformation sociale lorsque l'une est la négation de l'autre.
M. Neuville a raison d'évoquer les "tarifs populaires" de cette compagnie récupérée, mais encore une fois son angle d'approche n'est pas le bon. Les mots sont des armes et là où un théoricien sous-réformiste voit des "tarifs" (l'impossibilité récurrente de s'extraire des fétiches marchands) "populaires" (et pourquoi pas "prolétariens" ?) nous voyons plutôt des auto-réductions sociales, par les producteurs eux-mêmes, une tentative de limitation du rapport marchand. Ce qui pourrait d'ailleurs bien être la perte de cette coopérative.
La première partie de la démonstration de notre infatigable collectionneur d'entreprises récupérées repose donc sur la viabilité capitaliste. Que cherche-t-il à démontrer ? Que les travailleurs sont capables sans patron ni dirigeants de gérer sérieusement une entreprise, c'est à dire d'être rentables ? Comme si la rentabilité capitaliste était l'indicateur de l'implication des ouvriers dans un projet d'émancipation générale. On ne mesure pas la longueur d'un champ avec un thermomètre.
Tout ceci explique bien la focalisation de l'auteur sur l'obtention par la compagnie de parts de marché, à obtenir du bon-vouloir de la municipalité via l'attribution de lignes d'exploitation. Car après tout une entreprise doit croître et accéder à l'hégémonie sur le marché dans un contexte concurrentiel, et qu'importe pour les travailleurs de la concurrente SolAntigua SA si ils se retrouvent au chômage puisque pour notre théoricien-de-la-coopérative-rentable les choses doivent aller au bout de la logique (on ne peut pas lui enlever cela, il est vraiment cohérent jusqu'au bout du mécanisme marchand).
Définitivement ce que refuse de mettre en avant notre idéologue alter ce sont les prémisses éventuelles d'une rupture avec l'ancien monde marchand. Et cela passe en second dans son implacable démonstration sur la rentabilité "autogérée". Bien entendu une "démocratie ouvrière" relative va de pair avec l'entreprise récupérée :
Tous les aspects de la vie de l’entreprise sont débattus : horaires de service, maintenance des véhicules, gestion des fonds, organisation des repas... Désignés par vote, les postes de direction et de secrétariat de la coopérative sont révocables à chaque assemblée.
Que des travailleurs puissent aménager leur temps de travail aliéné est une chose mais finalement le grand absent de cette démonstration est ce qui limite fondamentalement l'emprise ouvrière sur l'organisation de la production : la nécessité d'un marché lié à l'aliénation générale du travail capitaliste. L'objectif d'une compagnie d'autobus est bien de transporter d'autres travailleurs aliénés sur le lieu de leur exploitation. Les contraintes opposées sont celles du temps capitaliste, de l'organisation temporelle des entreprises capitalistes. L'entreprise est une unité fermée mais reliée socialement par la marchandise et ses contraintes au monde extérieur. Les travailleurs d'ABC coop le vivent. Richard Neuville l'ignore.
De la même façon il refoule les éléments sociaux intéressants d'un dépassement de l'entreprise-caserne :
En 2006, ABC Coop a également concrétisé sa volonté d’ouverture en direction de la population, en créant un centre culturel dans un quartier de la périphérie et en installant une radio communautaire
Il est certain qu'à l'avenir des entreprises ("privées") "s'ouvriront" publicitairement aux populations en diversifiant leurs thématiques. Mais entre l'ouverture formelle d'une entreprise-caserne où le visiteur est encadré par des gardes-animateurs, et les tentatives de dépassement de l'entreprise monoproductrice par la construction d'un espace de pluri-activités nous savons faire la différence. Ce qui est anecdotique pour Richard Neuville va pourtant bien au-delà d'une simple "ouverture" car il est bien en dernier ressort un début possible de négation qui restera étouffé par son isolement.

Pour enfoncer le clou nous laissons les derniers mots à cette fine plume coopérativiste qui dans une conclusion stupéfiante énonce sa solution aux problèmes du monde capitaliste : des coopératives capitalistes et des services publics, un monde sans patron mais avec de la marchandise bien gérée. On sauve l'essentiel.
Cette expérience d’ABC pose la question de l’expropriation du transport collectif, en le retirant à l’initiative privée pour le transférer sous le contrôle des travailleurs et de la population, sous forme de services publics ou de coopératives. Le transport collectif représente un marché énorme dans toute l’Amérique latine, qui reste essentiellement contrôlé par les entreprises du secteur privé. Il génère des profits élevés et une grande corruption, avec l’assentiment des pouvoirs publics. Ce secteur, constitué en puissant lobby, exerce une influence énorme dans la vie sociale et politique à tous les échelons.
On notera toutefois la dernière grande illusion  : "sous le contrôle des travailleurs et de la population". Pour un théoricien de l'émancipation l'objectif serait plutôt de démontrer les limites d'une telle affirmation dans un monde capitaliste.