dimanche 15 janvier 2017

Parti et classe


Le vieux mouvement ouvrier est organisé en partis. La croyance aux partis est la principale raison de l’impuissance de la classe ouvrière. Nous évitons donc de créer un nouveau parti, non pas parce que nous sommes trop peu nombreux, mais parce qu’un parti est une organisation qui vise à guider et contrôler la classe ouvrière. Au contraire, nous maintenons que la classe ouvrière ne pourra aller à la victoire que quand elle s’attaquera à ses problèmes de manière indépendante et qu’elle décidera de son propre destin. Les travailleurs ne doivent pas suivre aveuglément les slogans des autres, ni même ceux de nos propres groupes ; ils doivent penser, agir et décider par eux-mêmes. Cette conception est en totale contradiction avec la tradition qui voit le parti comme le moyen principal pour éduquer le prolétariat. Il s’ensuit que nous rencontrons beaucoup de résistance et d’opposition à nos idées, même de la part de gens qui rejettent les partis socialiste et communiste. Cela est dû en partie à leurs conceptions traditionnelles ; après avoir vu la lutte de classe comme une lutte de partis, il devient difficile de la considérer comme simplement la lutte de la classe ouvrière, comme une lutte de classe. Mais cette conception se fonde en partie sur l’idée que le parti joue quand même un rôle important et essentiel dans la lutte du prolétariat. Etudions cette idée de plus près.

Essentiellement, le parti est un regroupement autour de visions, de conceptions ; les classes sont des regroupements suivant des intérêts économiques. L’appartenance de classe est déterminée par la place qu’on occupe dans le processus de production ; un parti c’est le regroupement de personnes qui sont d’accord sur la conception des problèmes sociaux. On pensait autrefois que cette contradiction disparaîtrait dans le parti de classe, le parti ouvrier. Pendant la période ascendante de la social-démocratie, il semblait qu’elle allait finir par intégrer toute la classe ouvrière, soit comme membres, soit comme sympathisants. Comme la théorie marxienne avait déclaré que des intérêts similaires engendraient des points de vue et des objectifs similaires, la contradiction entre parti et classe devait disparaître graduellement. L’histoire ne lui a pas donné raison. La social-démocratie est restée minoritaire, d’autres groupes ouvriers se sont organisés contre elle, des sections en ont scissionné, et son caractère propre a changé. Son programme a été révisé ou interprété autrement. La société n’évolue pas de manière égale et linéaire, mais à travers des conflits et des contradictions.
Avec l’intensification de la lutte ouvrière, la force de l’ennemi s’accroît aussi, et les ouvriers se trouvent assaillis de nouveaux doutes et de craintes quant au meilleur chemin à suivre. Et chaque doute entraîne des scissions, des contradictions et des luttes fractionnelles au sein du mouvement ouvrier. Cela ne sert à rien de déplorer ces conflits et ces scissions comme nocifs parce qu’ils divisent et affaiblissent la classe ouvrière. La classe ouvrière n’est pas faible parce qu’elle est divisée, elle est divisée parce qu’elle est faible. Parce que l’ennemi est puissant et que les vieilles méthodes de lutte s’avèrent inefficaces, la classe ouvrière doit chercher de nouvelles méthodes. Elle ne va pas être éclairée sur ce qu’elle doit faire par quelque illumination venue d’en haut ; elle doit découvrir ce qu’elle doit faire par un travail ardu, par la pensée et des conflits d’opinions. Elle doit trouver son propre chemin ; d’où la lutte interne. Elle doit abandonner les vieilles idées et les vieilles illusions et en adopter de nouvelles. C’est difficile, d’où l’importance et la dureté des scissions.
Il ne faut pas non plus se faire d’illusions en croyant que cette période de conflits partisans et idéologiques n’est que temporaire et qu’elle va ouvrir la voie à une nouvelle harmonie. Certes, dans le cours de la lutte de classe il y a des occasions où toutes les forces s’unissent pour un grand objectif à atteindre, et la révolution se fait grâce à la force d’une classe ouvrière unie. Mais après cela, comme après chaque victoire, surgissent des divergences sur la question : et maintenant ? Même quand la classe ouvrière est victorieuse, elle se trouve toujours confrontée à la tâche la plus difficile : continuer à combattre l’ennemi, réorganiser la production, créer un ordre nouveau. Il est impossible que tous les travailleurs, toutes les couches et groupes de la société, avec leurs intérêts encore divers, puissent, à ce stade, être d’accord sur toutes les questions et être prêts à y répondre par une action unie et décisive. Ils ne trouveront la bonne marche à suivre qu’après des controverses et des conflits des plus âpres, seul moyen d’atteindre la clarification.
Si, dans une telle situation, des personnes qui partagent les mêmes conceptions fondamentales se regroupent pour discuter des étapes pratiques, cherchent à se clarifier par des discussions et font connaître leurs conclusions, de tels groupes pourraient s’appeler partis, mais ce serait des partis dans un sens tout à fait différent de ceux d’aujourd’hui. L’action, la lutte de classe réelle, c’est l’affaire des masses travailleuses elles-mêmes, dans leur totalité, dans leurs regroupements réels en tant qu’ouvriers d’usine ou d’autres groupes de production, parce que l’histoire et l’économie les ont placées dans une position où elles doivent et peuvent lutter en tant que classe. Ce serait absurde que ceux qui soutiennent tel parti fassent grève alors que ceux qui soutiennent un autre parti continuent à travailler. Mais les deux tendances défendront leurs positions sur faire grève ou pas dans les assemblées d’usine, se donnant la possibilité de prendre une décision bien fondée. La lutte est si vaste, l’ennemi si puissant, que seules les masses dans leur ensemble sont à même d’obtenir une victoire, résultat du pouvoir matériel et moral de l’action, de l’unité et de l’enthousiasme, mais résultat aussi de la force de la pensée et de sa clarté. C’est là que réside la grande importance de ces partis ou groupes basés sur la communauté d’opinions : ils apportent la clarté dans les conflits, les discussions et la propagande. Ils sont les organes d’une classe ouvrière qui s’éclaire elle-même et au moyen desquels les travailleurs trouveront le chemin de la liberté.
Bien entendu, de tels partis ne sont pas statiques ni immuables.
Toute nouvelle situation, tout nouveau problème créera de nouvelles divergences et de nouvelles convergences qui donneront naissance à de nouveaux groupes avec de nouveaux programmes. Ils ont un caractère fluctuant et s’adaptent constamment aux nouvelles situations.
Comparés à ces groupes, les partis ouvriers actuels ont un caractère complètement différent, parce qu’ils ont un objectif différent : ils veulent prendre le pouvoir pour eux. Ils ne cherchent pas à être une aide pour la classe ouvrière en lutte pour son émancipation, mais à la diriger eux-mêmes, tout en proclamant que cela constitue l’émancipation du prolétariat. La social-démocratie qui s’est développée à l’époque du parlementarisme concevait ce pouvoir sous la forme d’un gouvernement parlementaire. Le parti communiste a poussé l’idée du parti dirigeant à l’extrême, avec la dictature du parti.


Contrairement aux groupes décrits plus haut, ces partis doivent avoir des structures rigides avec des lignes de démarcation bien définies, des cartes d’adhésion, des statuts, une discipline de parti et des procédures d’admission et d’exclusion. Comme ce sont des instruments de pouvoir, ils luttent pour le pouvoir, maintiennent leurs membres sévèrement bridés, et essaient constamment d’étendre leur pouvoir. Ils ne cherchent pas à développer l’initiative chez les travailleurs, ils essaient plutôt d’inculquer une fidélité et une foi aveugles à leurs membres. Alors que, pour lutter pour le pouvoir et la victoire, la classe ouvrière a besoin d’une liberté intellectuelle illimitée, le parti dirigeant doit supprimer toutes les opinions qui ne sont pas les siennes. Dans les partis « démocratiques « , cette suppression est camouflée ; dans les partis dictatoriaux c’est une suppression ouverte et brutale.
Beaucoup de travailleurs se rendent déjà compte que la direction du parti socialiste ou du parti communiste ne peut être qu’une forme camouflée de la direction de la classe bourgeoise, où l’exploitation et la répression de la classe ouvrière continuent d’exister. Pour remplacer ces partis ils en appellent à la formation d’un « parti révolutionnaire « qui sera vraiment pour le pouvoir des travailleurs et la réalisation du communisme. Non pas un parti dans le nouveau sens décrit plus haut, mais un parti comme ceux d’aujourd’hui, qui luttent pour le pouvoir en tant qu’avant-garde de la classe, comme organisation minoritaire consciente et révolutionnaire, qui prend le pouvoir pour le mettre au service de l’émancipation de la classe.
Nous affirmons qu’il y a une contradiction interne dans l’expression « parti révolutionnaire « . Un tel parti ne peut pas être révolutionnaire. Il n’est pas plus révolutionnaire que nous n’avons été les créateurs du Troisième Reich. Quand on parle de révolution, on parle de la révolution prolétarienne, c’est-à-dire de la prise du pouvoir par la classe ouvrière elle-même.
Le « parti révolutionnaire « est fondé sur l’idée que la classe ouvrière a besoin d’un nouveau groupe de dirigeants pour vaincre la bourgeoisie au nom des ouvriers et construire un nouveau gouvernement (notez que la classe ouvrière n’est pas encore considérée comme étant capable de réorganiser et régler la production). Mais n’est-ce pas ainsi que cela devrait être ? Puisque la classe ouvrière ne semble pas capable de faire la révolution, n’est-il pas nécessaire que l’avant-garde révolutionnaire, le parti, fasse la révolution pour elle ? Et cela n’est-il pas valable tant que les masses supporteront le capitalisme de bon gré ?
Contre cela, nous posons la question : quelle force peut avoir un tel parti pour la révolution ? Comment peut-il vaincre la classe capitaliste ? Il ne le peut que si les masses le suivent, si les masses se soulèvent et attaquent massivement, luttent massivement, font des grèves de masses pour renverser l’ancien régime. Sans l’action des masses, il ne peut pas y avoir de révolution.
Deux cas de figure peuvent se poser. Les masses restent en action : elles ne rentrent pas chez elles et ne laissent pas le gouvernement au nouveau parti. Elles organisent leur pouvoir dans les usines et les ateliers et se préparent pour de futurs conflits dans le but de battre le capital ; grâce aux conseils ouvriers, elles établissent une forme d’union permettant de prendre complètement la direction de toute la société. En d’autres termes, elles prouvent qu’elles ne sont pas aussi incapables de faire la révolution qu’on pouvait le croire. Alors un conflit surgira nécessairement avec le parti qui veut tout contrôler et qui ne voit que désordre et anarchie dans l’auto-organisation de la classe ouvrière. Il est probable que les ouvriers développent leur mouvement et balaient le parti. Ou bien que le parti, avec l’aide d’éléments bourgeois, batte les ouvriers. Dans les deux cas, le parti est un obstacle à la révolution parce qu’il veut être plus qu’un moyen de propagande et de clarification ; parce qu’il se sent investi de la tâche de guider et diriger en tant que parti.
Autre cas de figure : les masses suivent le parti en lui laissant la totale direction des affaires. Elles suivent les slogans venus d’en haut, font confiance au nouveau gouvernement (comme en Allemagne et en Russie) qui est censé réaliser le communisme, et rentrent chez elles pour se remettre au travail. La bourgeoisie exercera immédiatement tout son pouvoir de classe, dont les racines n’auront pas été coupées : ses forces financières, ses grandes ressources intellectuelles et son pouvoir économique dans les usines et les grandes entreprises. Contre cela le gouvernement du parti sera trop faible. Il devra user de modération, faire des concessions et des reculades pour convaincre les ouvriers que c’est de la folie que de vouloir obtenir des revendications impossibles. Ainsi, le parti privé du pouvoir de la classe, devient l’instrument de maintien du pouvoir bourgeois.
Nous disions plus haut que l’expression « parti révolutionnaire « était une contradiction du point de vue prolétarien. On peut le dire autrement : dans l’expression « parti révolutionnaire « , « révolutionnaire « se réfère toujours à la révolution bourgeoise. Quand les masses font tomber un gouvernement et permettent à un nouveau parti de prendre le pouvoir, on a toujours affaire à une révolution bourgeoise - la substitution d’une caste dominante par une nouvelle caste dominante. C’était le cas à Paris en 1830 quand la bourgeoisie financière a pris la place des propriétaires fonciers, ou en 1848 quand la bourgeoisie industrielle a pris les rênes du pouvoir.
Dans la révolution russe la bureaucratie du parti est devenue la nouvelle caste dominante. Mais en Europe occidentale et en Amérique la bourgeoisie est beaucoup plus puissamment installée dans les banques et les entreprises, ce qui fait qu’un parti ne peut pas s’en débarrasser aussi facilement. La bourgeoisie de ces pays ne peut être vaincue que par les assauts unifiés et répétés des masses, au cours desquels elles s’empareront des lieux de production et construiront leurs propres organisations de conseils.
Ceux qui parlent de « partis révolutionnaires « tirent des conclusions incomplètes, limitées, de l’histoire. Quand les partis socialiste et communiste sont devenus des organes de domination bourgeoise, pour la perpétuation de l’exploitation, ces gens bien pensants en ont simplement conclu qu’il faudra faire mieux la prochaine fois. Ils ne se rendent pas compte que la faillite de ces partis est due au conflit fondamental qui existe entre l’auto-émancipation de la classe ouvrière pour son propre pouvoir et la pacification de la révolution par une nouvelle clique dominante. Ils se croient l’avant-garde révolutionnaire parce qu’ils voient les masses indifférentes et inactives. Mais les masses ne sont inactives que parce qu’elle ne peuvent pas encore saisir le cours de la lutte et l’unité des intérêts de classe, tout en sentant intuitivement le grand pouvoir de l’ennemi et l’immensité de leur tâche. Une fois que les conditions les forceront à entrer en action, elles s’attaqueront à la tâche de l’auto-organisation et à la conquête du pouvoir économique du capital.

 Anton Pannekoek